Petites réflexions de géologue sur l'incroyable construction des temples d'Angkor.
De l'origine des sculptures khmères
Le simple visiteur comme le scientifique se posent cette question : qu'est-ce qui a poussé les hommes à construire cet ensemble de temples à cet endroit, sur une période de 400 ans, avec une telle cohérence dans l'organisation, une telle homogénéité dans les techniques de construction, une telle finesse et récurrence dans les motifs de sculpture.
On peut se poser la question d'un point de vue d'historien, de théologien, d'urbaniste ou d’ethnologue. On peut se la poser aussi d'un point de vue de géologue et de géographe : « En quoi le terrain du site d'Angkor a-t-il contribué a façonner cet ensemble architectural ? »
Les géographes confirment : ce site était idéal pour construire des villes dont la fonction était double, organiser la vie d'une population mais surtout faire des monuments pour les dieux. Tous les éléments sont là : une plaine fertile où cultiver le riz, un grand lac poissonneux au sud pour pêcher, des montagnes au nord pour fournir la pierre et pour les dieux, un réseau de rivières permettant l'irrigation des champs et l'alimentation des villes. Le site répond aussi idéalement aux critères religieux de construction : la géomancie.
Un peu de géologie. Le terrain du site d'Angkor est constitué de sable, de grès et d'une grosse pierre de lave rouge, la rhyolite, matériaux idéaux pour la construction. Le sable est un matériau sain, naturellement drainant qui évite de devoir faire des fondations profondes. Les temples comme les murs d'enceinte sont quasiment posés par terre et ont très peu bougé ! La grande partie des pierres de taille sont constitué de grès, pierre à la fois solide, homogène et tendre, idéale pour la sculpture. Facile à débiter en carrière, à transporter (à dos d'éléphant...), à refaçonner pour créer ce Lego de blocs encastrés et sculptés après montage. La lave rouge, facile à débiter, mais peu apte à la sculpture, est réservée aux murs d'enceinte et aux soubassements de certains temples. Elle se fait surtout complice du soleil couchant pour donner de belles couleurs rouge-orangé aux temples que vous voyez en photo...
Visages souriants géants en grès gris (Bayon) Murs d'enceinte en lave rhyolitique (Bantaey Samré)
Des questions surgissent : pourquoi ce matériau si facile à travailler n'a-t-il pas amené des formes architecturales et des motifs de sculpture plus variés ? Autrement dit : qu'est-ce qui détermine la forme de ce qui a été construit ? Juste une pression culturelle et religieuse qui incite les multiples générations de sculpteurs à reproduire fidèlement toujours les mêmes motifs, avec les mêmes techniques, selon les mêmes règles de l'art ? Comment expliquer les convergences étonnantes avec les bas reliefs des cathédrales bâties à la même époque ?
Bas relief d'apsara sur grès fin (Angkor Vat) Murs et cadre de porte en grès gris (Bayon)
On peut expliquer la forme de ce que l'on voit en partant de la volonté humaine (inspirée par les dieux ?) : les hommes ont voulu faire telle ou telle forme sculpturale et coup de bol, ils avaient à disposition le matériau adéquat.
On peut aussi prendre le problème dans l'autre sens et dire : avec ce que les hommes avaient entre leur mains, un terrain, une pierre de grès, des outils, des éléphants, qu'étaient-ils capables de construire ? Des sculptures d'une certaine forme. Et ceci peut expliquer les convergence de sculptures entre cathédrales et temples khmers, il y a près de mille ans.
Cette réflexion m'est venue en visitant Banteay Sreï : petit temple de grès rose, particulier dans le sens où c'est le seul à avoir été commandité non par un roi, mais par un religieux. On compare ses sculptures à de la dentelle pour leur finesse. On l'appelle aussi le temple des femmes en supposant que seules des mains de femme ont pu sculpter des motifs d'une telle finesse. On s'aperçoit que le grès utilisé pour ce temple est particulier : plus fin, plus rose, plus dense. Les sculpteurs sont-ils aller chercher le grès dont ils avaient besoin dans une carrière éloignée ? Ou bien est-ce la présence non loin de là de ce grès très particulier qui a permis l'éclosion de ces formes si délicates et si différentes de la norme architecturale d'Angkor ?
Fronton en grès rose (Bantaey Streï) Détail...
Comme pour l’inné et l'acquis en psychologie, on doit sans doute répondre « C'est un peu les deux... »
Cherchant des études sur ce thème, j'ai trouvé un début de réponse dans un ouvrage datant de 1954 (l'année de la chute de Dien Bien Phu!), où le géologue Edmond Saurin écrit :
« Cette identité de matière confère aux édifices d'Angkor, dans la diversité résultant de leur décor et de leurs destinations particulières, une unité fondamentale qui n'est pas étrangère à l'impression qu'ils produisent.
On a d'ailleurs souligné l'influence des matériaux et de la géologie locale sur l'architecture et les styles, sur l'évolution et la localisation des écoles artistiques, sur l'aspect général des constructions régionales.
A cet égard, l'art khmer a été à sa grande époque un art du grès. Et l'on pourrait aussi bien inverser la proposition précédente, et se demander si les Khmers, bâtisseurs peut-être plus ou moins habiles, ne sont pas précisément devenus des décorateurs, parfois prolixes, que parce qu'ils disposaient de ces grès tendres, dociles au ciseau.
C'est probablement aussi à ces grès, d'exploitation, de taille et d'assemblage faciles d'une résistance convenable que, délaissant les briques et la latérite, ils ont dû de concevoir de vastes ensembles architecturaux, et de devenir aussi de véritables constructeurs. »
Sculpteurs d'aujourd'hui
Aujourd'hui, les khmers se réapproprient les techniques de sculpture d'Angkor. A Siem Reap, L'école 'Artisans d'Angkor', à vocation à la fois culturelle et sociale, forme des jeunes aux métiers d'art traditionnels. Ici on reproduit avec fidélité les motifs des temples. Les élèves une fois sortis, travailleront à la restauration des temples (pour les meilleurs), à la confection de sculptures de toutes tailles à destination des touristes et surtout à la décoration des hôtels de luxe de la ville qui se font un point d'honneur de rivaliser avec Angkor Vat !
Reproduction miniature d'une figure du Bayon sur grès
Reproduction à l'échelle d'un fronton d'Ankor Vat
Fort heureusement, les carrières de grès ne sont pas épuisées et c'est la même finesse des formes qui se perpétue dans les productions des sculpteurs d'aujourd'hui.
Reproduction d'apsaras et de la célèbre scène mythique du "Barattage de la Mer de Lait" (Angkor Vat)
Liens :
ANGKOR (Centre SYFED.REFER de Phnom Penh - © Jérôme ROUER 1996-1997)... une mine d'infos !